Afghanistan, trésor culturel de l’humanité

jeudi 23 novembre 2023

L'auteur avec les participants au groupe de travail à Kaboul.
L’auteur avec les participants au groupe de travail à Kaboul.
Karel Vereycken

Invité par le Centre de recherche et de développement Ibn-e-Sina, Karel Vereycken, au nom de l’Institut Schiller, est intervenu le 7 novembre à la conférence sur la reconstruction du pays. Son propos introductif, dont voici un résumé, devant un groupe de travail composé d’historiens, d’archéologues et de membres de l’Académie des sciences d’Afghanistan, a donné lieu à une longue après-midi d’échanges sur le rôle de l’art, la méthodologie scientifique et les combats à mener pour sortir l’Afghanistan de son isolement et préserver son héritage culturel qui certes est afghan mais appartient à toute l’humanité.

L’Afghanistan est un pays fascinant. Sa réputation de « tombeau des Empire » a capté mon imagination. Récemment, le pays s’est émancipé de l’occupation américaine et de l’OTAN. Une poignée de combattants déterminés a mis en déroute un immense empire déjà en train de s’autodétruire et il y a 34 ans, le pays a chassé l’occupant russe. Avant cela, au XIXe siècle, il avait déjà résisté à l’Empire britannique au cours des trois guerres anglo-afghanes (1839, 1878 et 1919) lorsque Londres, engagé dans le « Grand Jeu » tentait d’empêcher que la Russie puisse accéder aux mers chaudes. Cette capacité de résistance et ce sens de dignité découlent, j’en suis convaincu, du fait que votre pays a su faire siennes les diverses influences qui s’y sont rencontrées. Voilà ce qui est devenu au fil des siècles le socle d’une forte identité afghane, totalement à l’opposé de l’étiquette tribale que les colonisateurs cherchent à vous coller.

J’aborderai aujourd’hui uniquement l’influence grecque. Elle a été majeure dès le moment où Alexandre le Grand traverse le Hindou Kouch en 329 av. JC. A partir de là, des dizaines de milliers de colons grecs, appelés « les ioniens », s’installent en Asie centrale. En 256 av. JC, Diodote Ier Soter fonde en Afghanistan le Royaume gréco-bactrien, connu comme la « Bactriane » dont le territoire englobe une grande partie de l’Afghanistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan actuels, ainsi que certaines parties de l’Iran et du Pakistan.

Carte du Royaume gréco-bactrien (IIIe- IIe siècles avant J.-C.)
Royaume gréco-bactrien (IIIe- IIe siècles avant J.-C.)
CC BY-SA 3.0

De nombreuses fouilles archéologiques confirment un développement urbain, économique, social et culturel remarquable. L’historien grec Strabon qualifiait déjà la Bactriane, extrêmement fertile et prospère, de « Terre des mille cités ». Sa capitale Bactres (aujourd’hui Balkh, au nord de l’Afghanistan) figure parmi les villes les plus riches de l’Antiquité. C’est là qu’Alexandre le Grand épouse Roxana et adopte l’habit perse pour pacifier son Empire. C’est également là où naîtra le père du grand médecin et philosophe Ibn Sina (Avicenne) avant de se rendre à Boukhara (Ouzbékistan).

Au fil du temps, la Bactriane sera le creuset des cultures et des civilisations où se mélangent, sur le plan artistique, architecturale et religieux, les traditions grecques et les cultures locales. Le grec y est la langue de l’administration mais les langues locales y foisonnent. Rien que les noms des villes démontrent la prédominance de la culture hellénique. Car Ghazni s’appelle « Alexandrie en Opiana », Bagram « Alexandrie au Caucase », Kandahar « Alexandrie Arachosia » et Hérat « Alexandria Ariana », et la liste est longue.

Aï Khanoum, la grecque

Vue d'artiste de la cité d'Aï Khanoum.
Vue d’artiste de la cité d’Aï Khanoum.
Ishisawa, NHK-TAISEI

Si certaines villes ne font que changer de nom, d’autres sont construite ex nihilo. C’est le cas d’Aï Khanoum, cité érigée au confluent de l’Amou Daria (l’Oxus des Grecs) et de la rivière Kokcha. En 1961, le roi d’Afghanistan, qui veut marquer son indépendance vis-à-vis des soviétiques et des américains, invite la France à participer aux fouilles. C’est le Département des archéologues français en Afghanistan (DAFA) qui met au jour les vestiges d’un immense palais dans la ville basse, ainsi qu’un grand gymnase, un théâtre pouvant accueillir 6000 spectateurs, un arsenal et deux sanctuaires. Une stèle y rappelle les maximes grecques : « Dès l’enfance, apprenez les bonnes manières ; dans la jeunesse, maîtrise tes passions ; dans la vieillesse, sois de bon conseil ; dans la mort, n’ayez pas de regrets ». A une jetée d’Aï Khanoum, Shortugai, un avant-poste commercial et minier (étain, or et lapis lazuli) de la fameuse civilisation de l’Indus qui, au 3e millénaire avant notre ère, était à l’avant-garde sur le plan de l’irrigation et de la maîtrise de l’eau.

En 144 av. JC, la Bactriane s’effondre et fait face à l’invasion des nomades. Aï Khanoum est pillée une première fois en 145 av. JC par les Saka, des tribus iraniennes d’origine scythe, suivis quinze ans plus tard par les nomades chinois Yuezhi.

Empire kouchan

Les Yuezhi se sédentarisent et créent au début du Ier siècle l’Empire kouchan qui englobe une grande partie de ce qui est aujourd’hui l’Ouzbékistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde du Nord. C’est sous le règne de Kanishka le Grand (vers 127-150) que cet empire deviendra célèbre pour ses réalisations militaires, politiques et spirituelles. Kanishka échange des ambassadeurs avec l’empereur romain Marc Aurèle (161-180) et l’empereur Han de Chine. Il noue des contacts diplomatiques avec la Perse sassanide et le royaume d’Aksoum (le Yémen et l’Arabie saoudite d’aujourd’hui). Pendant 200 ans régnera la « Pax Kouchana ». Si la dynastie kouchane reprend la tradition gréco-bactrienne, elle forge peu à peu sa propre identité. Kaniskha, en 127, remplace le grec par le bactrien, une langue moyenne iranienne rédigée au moyen de l’alphabet grec. Les Kouchans joueront également un rôle majeur dans la transmission du bouddhisme. Le rayonnement de cette religion venue des rives du Gange favorisera celui des des Routes de la soie. Y compris après la chute de l’Empire kouchan à la fin de IIIe siècle, le bouddhisme poursuivra son expansion comme en témoignent les bouddhas géants de la Vallée de Bamiyan (voir article ci-contre).

Le Musée national de Kaboul abrite de belles pièces, mais une grande partie du riche patrimoine a subi un pillage à une échelle quasi-industrielle. Rappelons que Daech, souvent encouragé en cela par des agences de renseignement étrangères, se finance par la vente d’objets d’art.

Tout cela est maintenant derrière nous. Votre pays n’est pas seulement un gisement de métaux indispensable à la prospérité du monde mais une mine de culture et d’inspiration. Merci.


Afghanistan, mine de cuivre de Mes Aynak :

Les vestiges bouddhiques seront préservés

Sculpture bouddhique du site de Mes Aynak (IIIe-VIIe siècles).
Sculpture bouddhique du site de Mes Aynak (IIIe-VIIe siècles).
DAFA

Le 10 novembre à Kaboul, un éminent archéologue afghan nous a confié une excellente nouvelle mettant à mal ce qu’on peut lire chez nous dans la presse dominante. Ayant participé depuis une décennie aux fouilles de Mes Aynak, il sait combien ce site archéologique en surface complique l’exploitation d’une énorme mine de cuivre. Aujourd’hui, suite aux dernières discussions fin octobre entre les autorités afghanes et la Metallurgical Corp of China (MCC), cet expert est heureux de pouvoir annoncer que le dossier trouve enfin une issue favorable.

La richesse de son sous-sol fait de Mes Aynak (littéralement « petite mine »), à 35 km au sud de Kaboul, le deuxième plus grand gisement de cuivre du monde. Alors que la Chine et les autres pays du BRICS ont besoin de ce précieux métal pour leur développement industriel, l’exploitation de la mine pourrait fournir une manne conséquente, jusqu’à 300 millions de dollars par an, dont l’Afghanistan, un pays dévasté par 40 ans de guerre et de pillages, a urgemment besoin pour financer sa reconstruction.

En 2008, un premier contrat fut signé entre le gouvernement afghan et l’entreprise d’Etat chinoise MCC. Cependant, suite à des incidents de sécurité, le projet a été suspendu.

Profitant de l’occasion, les archéologues qui soupçonnaient la richesse archéologique du site, ont pu fouiller le site et ont mis au jour un vaste complexe bouddhique (IIIe-VIIe siècles) datant de la période kouchane et d’ores et déjà considéré comme un site majeur du bouddhisme à l’échelle mondiale. Le site comporte des monastères, des stupas (temples), des forteresses, des édifices administratifs, des habitations, des sculptures et des fresques. Des milliers d’artefacts ont été trouvés sur place.

Il est vrai que le contrat initial n’envisageait de conserver qu’une toute petite partie du site, grâce à des méthodes d’exploitation minière souterraine, et de transformer le reste en mine à ciel ouvert comme cela se fait au Chili. Or, selon notre interlocuteur, qui a assisté fin octobre aux dernières discussions entre les différentes parties impliquées dans le projet, les choses ont radicalement changé : la société chinoise accepte désormais que l’exploitation minière souterraine s’applique à l’ensemble du site, et non pas une petite partie.

Par conséquent, et c’est vraiment une bonne nouvelle, c’est l’ensemble des vestiges historiques en surface qui se trouve préservé de la destruction.

Alors qu’en 2001, le monde avait été choqué par le dynamitage des deux bouddhas géants de la vallée de Bamiyan, cet accord heureux marque un véritable tournant. Aussi bien l’Afghanistan que la Chine s’érigent en défenseurs du patrimoine culturel de l’humanité tout en continuant, par le biais du développement économique et industriel, à apporter la prospérité à tous.